l’Affaire Maxwell

Selon la police espagnole, c’est vers cinq heures du matin que, le 5 novembre 1991, Robert Maxwell tombe de son magnifique yacht, le Lady Ghislaine. Il est repêché le même jour à 18 heures 18, mort, au sud-ouest de l’île de la Grande Canarie. Célèbre magnat de la presse, sa fortune personnelle est estimée à 760 millions d’euros ; mais en réalité, il laisse un léger trou financier : environ quatre milliards de dettes, sans en compter huit autres détournés de diverses façons.

La victime est autopsiée à La Palma par le docteur Carlos Lopez Lamela, qui conclut à une mort accidentelle mais conserve pour examens ultérieurs éventuels le coeur et le cerveau de Maxwell. Le corps de celui-ci est ensuite transporté à l’institut médico-légal de Tel-Aviv où, le 9 novembre, cinq médecins légistes procèdent à une nouvelle autopsie de 21 heures 30 à 2 heures le lendemain matin. Il s’agit des praticiens israéliens Lévy, Daniels et Hesch, flanqués de deux britanniques : le docteur Ian West et son épouse.

Quelques heures plus tard, Maxwell est inhumé dans le cimetière du Mont des Oliviers en présence de Yitzhak Shamir, président de la République, et de Shimon Pérès.

A la fin décembre, Loïc Le Ribault reçoit un coup de téléphone de Paris Match. Son correspondant lui demande s’il serait disposé à étudier une cassette vidéo et à en faire une interprétation telle que celle qu’il avait réalisée pour l’affaire Ceausescu. Suite à une réponse affirmative, il indique à Le Ribault qu’il arrive avec le document, mais refuse de lui donner plus de détails par téléphone.

Intrigué, LLR l’attend.

C’est lorsqu’il arrive que Le Ribault apprend que la cassette est celle enregistrée lors de l’autopsie de Maxwell à Tel-Aviv.

Bouillant d’impatience, il s’empresse de la visionner en compagnie de deux experts en médecine légale, les docteurs N.C. et P.L.

Tout le monde est stupéfait.

La qualité de l’enregistrement est excellente, tant au point de vue images qu’en ce qui concerne le son. Les commentaires sont en anglais et en hébreu, et le correspondant de Le Ribault lui en remet une traduction tapée à la machine. (Afin de vérifier que les paroles enregistrées n’étaient pas un truquage de son, Paris Match avait en outre pris la précaution de demander à des traducteurs sourds-muets pratiquant l’anglais et l’hébreu de » lire sur les lèvres » les commentaires des légistes pratiquant l’autopsie de Maxwell !)

Mais le plus extraordinaire, ce sont les images qui défilent sous leurs yeux. Le Ribault s’émerveille en assistant à une autopsie aussi méticuleuse que celle pratiquée en Israël sur le corps de Maxwell : pas un centimètre de chair qui n’ait été exploré, pas un os qui n’ait été décortiqué ! Un modèle de travail à présenter à tous les étudiants en médecine légale du monde.

Après avoir identifié le corps comme étant bien celui de Robert Maxwell, les légistes commencent l’autopsie, tout en la commentant. Et leurs observations autant que leurs discussions sont éloquentes.

Ils constatent notamment :

  • Sur la face arrière de l’épaule gauche, des blessures horizontales de frottement, en lignes parallèles, sur 10 centimètres de long et 2,4 centimètres de largeur;
  • Dans les deux tiers supérieurs de l’épaule gauche et à travers la face postérieure de la clavicule, des épanchements sanguins de 9,5 centimètres sur 6 centimètres de surface et 1,5 centimètre d’épaisseur;
  • Au milieu du dos, à l’intérieur du muscle, un hématome de 8 centimètres sur 4,5 centimètres;
  • Sur la partie avant du mollet gauche, un saignement sous-cutané de 20 centimètres sur 1,5 centimètre;
  • Au sommet du mollet droit, un autre épanchement sanguin de 3 centimètres sur 1 centimètre;
  • De la nuque vers l’oreille droite, à l’intérieur du crâne, un saignement de 2,3 centimètres sur 0,8 centimètre;
  • Une fracture dans la région de l’oreille droite;
  • Un enfoncement de la narine gauche;
  • Deux blessures près des testicules;
  • Une hémorragie au niveau de la langue;
  • Une lésion de l’épine dorsale.

Quant aux commentaires qui émaillent la découverte de toutes ces blessures, fractures et hématomes, ils ne laissent planer aucun doute sur les causes de la mort de Robert Maxwell. On entend notamment les phrases suivantes :

  • Mais, quand vous tombez d’un bateau, ça ne se produit pas, ça ! (…) Je me demande quel rapport nous allons faire… Je le répète : quand on tombe par-dessus bord, on ne se retrouve pas dans cet état-là !
  • Regardez cet hématome !
  • Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Un formidable hématome !
  • A-t-il été frappé à la tête ? (…) Ce poumon est plein de sang ! Je n’ai jamais vu autant de sang. C’est comme un rhinocéros !…
  • Pourquoi tant de sang pour une noyade ?… Il ne s’est pas noyé !

En ce qui concerne la première autopsie faite par les Espagnols, les légistes israéliens ne sont pas tendres pour leurs confrères ibériques :

  • C’est nous qui devons faire le travail des Espagnols ! Je ne sais pas comment on peut travailler aussi mal ! C’est horrible !
  • Mais les Espagnols n’ont pas enlevé la langue ! C’est incroyable ! Je ne comprends pas ce qu’ils ont fait !.

La mission qui est donnée à LLR par Paris Match est très claire : Déterminer s’il y a ou non un truquage quelconque de la bande, si le cadavre est bien celui de Maxwell, et, en collaboration avec ses amis légistes, donner ses propres conclusions sur les causes de la mort de Maxwell. Le Ribault était bien entendu curieux de savoir comment cette bande était parvenue au journal, mais ne le sut jamais, Paris Match gardant toujours jalousement secrètes ses sources d’information et de documentation, ce qui est tout à son honneur. Après une semaine de travail, Loïc Le Ribault est en mesure de communiquer son rapport : la bande ne contient pas le moindre truquage et le cadavre est bien celui de Maxwell. Quant aux causes de la mort de ce dernier, ses conclusions sont formelles : «Celui-ci, avant sa mort, a subi de nombreuses et profondes lésions, à notre avis totalement incompatibles avec l’hypothèse d’une simple chute accidentelle depuis le pont de son bateau. Selon nous, ces lésions évoquent des chocs multiples qui ne peuvent avoir d’origines accidentelles.

L’étude détaillée des lésions par microanalyse devrait permettre d’identifier la nature des objets responsables de celles-ci».

Autrement dit, Maxwell a été très violemment «passé à tabac» avant de tomber (ou d’être jeté) à l’eau.

Le compte rendu de l’autopsie de Tel-Aviv et les conclusions de Le Ribault sont publiés par Paris Match le 16 janvier 1992. L’article, abondamment illustré, soulève de jolies vagues.

Tout d’abord, Ian West prétend que le dossier du journal contient de nombreuses inexactitudes et que les extraits publiés ne sont pas un compte rendu exact des commentaires, mais «juste des petits bouts de conversation». Ce qui, à l’évidence, constitue un premier mensonge.

A cette occasion, LLR découvre que Ian West est l’expert de la Lloyd’s, assurance de la victime qui devrait verser une somme considérable à ses descendants en cas d’accident ou d’homicide (environ 30.000.000 d’euros.), mais rien en cas de suicide.

Ian West est-il donc objectif?

Le Ribault a bientôt la réponse.

Dès le 12 janvier 1993, le légiste britannique déclare que Maxwell, après s’être jeté par-dessus bord, a regretté son geste et «se serait cramponné frénétiquement à son yacht, mais n’a pas été frappé». Puis, oubliant apparemment l’enregistrement (avec son…) de l’autopsie de Tel-Aviv, il ajoute avec un bel aplomb : «Il est inexact de suggérer que nous, les légistes, avons dit que ces blessures n’étaient pas compatibles avec une chute d’un bateau.»

Quant à John Fisher, de la Lloyd’s, il résume ainsi une conversation avec le docteur West:

  • Lors de notre entretien, il ne m’a donné aucune raison de croire que Robert Maxwell était décédé d’une mort violente. Les blessures sont en grande partie superficielles et insignifiantes.

En se reportant à la liste des blessures observées sur le cadavre du milliardiaire, le lecteur pourra objectivement se demander ce que la Lloyd’s et le docteur West peuvent bien considérer comme des blessures profondes et graves…

Le docteur Carlos Lopez de Lamela, lui, niant évidemment l’existence d’hématomes, affirme que les «colorations violettes» visibles sur la bande sont apparues après la mort. Lamela et West s’accordent d’ailleurs à penser que ces fameuses marques pourraient être dues soit à la première autopsie, soit à des chocs survenus au cours des manoeuvres de repêchage par hélicoptère du cadavre. Ce qui pose quand même un léger problème ; car, et les enregistrements le prouvent, il ne s’agit nullement de «colorations violettes», et les légistes israéliens sont catégoriques sur ce point : il s’agit bel et bien d’hématomes. Et des hématomes ne peuvent se former qu’avant la mort !

Autrement dit, ou Maxwell a été tué lors de son repêchage -et en ce cas on doit inculper l’équipage de l’hélicoptère-, ou il a été autopsié vivant par Lamela, qu’il convient donc également d’inculper (pour le moins !) d’homicide par imprudence…

Enfin, l’inévitable Michèle Rudler vient mettre son grain de sel et déclare : «A la différence de Le Ribault, je ne donne pas de renseignements sur cassettes. Le Ribault s’est d’ailleurs déjà fait avoir avec l’affaire Ceausescu.» Déclaration particulièrement amusante quand on se souvient qu’à l’époque les L.I.P.S. prétendaient avoir constaté les mêmes anomalies que LLR concernant l’exécution des Ceausescu, mais s’étaient tus…

Toujours est-il qu’une semaine plus tard, les légistes israéliens persistent et signent :

  • (…) ce qui est certain, c’est que s’ils ne l’avaient pas frappé, Maxwell serait encore vivant aujourd’hui, déclare le docteur Lévy…
    En ce qui le concerne, Le Ribault remet à Paris Match un nouveau rapport dans lequel il explique comment une exploration du yacht de Maxwell pourrait permettre de détecter la présence éventuelle d’infimes traces de sang ou de parcelles de tissus humains, afin de déterminer avec certitude si le milliardaire a été ou non frappé sur son bateau avant de tomber à l’eau.

Ce rapport est remis par Jacques-Marie Bourget au juge Isabel Olivia, chargée de l’enquête au tribunal de Granadilla (Ténérife).

Il n’y aura aucune suite, et aucun examen du yacht ne sera jamais entrepris. A la fin de 1994, l’épouse de Maxwell publie un livre fort intéressant (Tout soleil est amer, par Elisabeth Maxwell, éditions Fixot, Paris.), dans lequel elle expose les raisons pour lesquelles elle ne croit pas au suicide de son mari. Cet ouvrage, bourré de détails inédits sur les circonstances de la mort de celui-ci, ne fait que conforter la certitude absolue de Le Ribault: Avant de tomber – ou d’être jeté – à l’eau, Robert Maxwell a été battu avec une rare violence.