C’est en 1880, avec les travaux originaux du géologue britannique Sorby, que les grains de sable commencent à livrer leurs secrets.

Quarante ans plus tard, Lucien Cayeux (1864-1944) donne l’élan à la pétrographie sédimentaire et, en 1929, propose une classification des grains de sable en fonction de leur milieu de dépôt ; celle-ci est basée sur le triage, la forme et les aspects de surface des particules. Il mentionne notamment la présence fréquente de grains arrondis à surface mate dans les dépôts d’origine éolienne, et de grains d’aspect luisant sur les plages marines et dans les rivières.

Mais ces méthodes demeurent imprécises, et il faudra attendre 1942 pour que, grâce à André Cailleux, naisse la morphoscopie ; celle-ci peut être définie comme la détermination statistique des différents types de grains de quartz dans les dépôts sableux.

1.- LA MORPHOSCOPIE DES SABLES

De son vrai nom André de Cayeux de Sénarpont, André Cailleux a modifié son nom d’auteur scientifique pour ne pas être confondu avec son prédécesseur Lucien Cayeux.

C’était un authentique génie : né en 1907, agrégé de Sciences Naturelles, docteur ès Sciences Naturelles, licencié ès Sciences Physiques, titulaire d’une licence ès Lettres et d’un certificat d’Astronomie approfondie, membre de la Commission scientifique des Expéditions polaires, des Commissions de Glaciologie et d’Hydrologie, président de la Commission Internationale de Morphologie périglaciaire, membre du Comité de la carte du Quaternaire de l’Europe, Maître de conférences à la Sorbonne, il fonda la Revue de Géomorphologie Dynamique et écrivit des centaines de livres et d’articles dans des domaines aussi variés que la géologie, la préhistoire, l’astronomie, la géographie, la pédologie (étude des sols), la glaciologie, la biogéographie, l’écologie, la philosophie et bien d’autres sujets encore.

Loïc Le Ribault découvrit son existence lorsqu’il avait vingt ans, alors qu’il terminait Sciences expérimentales au lycée Lakanal en 1967 : au cours de la cérémonie de la distribution des prix qui clôturait chaque année scolaire, il reçut un livre passionnant, intitulé « 30 millions de siècles de vie », rédigé par André Cailleux (Editions André Bonne, Paris, 1958).

Il ignorait, bien sûr, qu’il aurait l’immense honneur de rencontrer ce grand savant six ans plus tard.

Cailleux avait mis au point la morphoscopie dès 1935 et l’avait développée dans sa thèse en 1942. Cette méthode, toujours en usage actuellement, consiste à trier par tamisage les principales fractions granulométriques d’un sédiment, puis à classer les grains par observation à la loupe binoculaire (grandissements de 5 fois à 80 fois) pour tenter de déterminer les milieux de dépôt de ceux-ci. Ce classement tient compte de deux critères :

  • La forme des grains
  • Leur aspect de surface
    Cailleux aboutit ainsi à trois catégories principales de grains : les « Non-Usés » (dits « NU »), les « Emoussés-Luisants » (dits « EL ») et les « Ronds-Mats » (dits « RM »).

LES GRAINS « NON-USES »

Les grains « NU » se caractérisent par leur forme anguleuse, que les cristaux soient automorphes (c’est-à-dire bien formés, tels que les cristaux bipyramidés) ou non. Les arêtes, c’est-à-dire les parties saillantes des grains, ne présentent aucune trace de polissage ni d’arrondissement. Leur aspect de surface peut indifféremment être mat ou luisant.

Ces grains caractérisent les arènes, les transports dans des cours d’eau douce sur de très faibles distances, les dépôts glaciaires, etc.

LES GRAINS « EMOUSSES LUISANTS »

Les « EL » présentent une dominance d’arêtes arrondies et peuvent parfois acquérir la forme de sphères presque parfaites. Leur aspect de surface est toujours très poli, brillant, luisant sous l’éclairage de la loupe binoculaire.

Ils sont caractéristiques de longs transports en milieux aquatiques continentaux (rivières, fleuves), ou d’évolutions en milieux marins (plateau continental, plages, etc.).

LES GRAINS « RONDS-MATS »

Les « RM », comme leur nom l’indique, ont une morphologie générale sub-sphérique pouvant parfois atteindre celle d’une sphère parfaite. Leur aspect de surface est toujours dépoli et mat.

Ils sont caractéristiques d’une évolution en milieu éolien (transport par le vent), et essentiellement trouvés sur les dunes littorales et dans certains environnements désertiques.

La morphoscopie fut durant trente ans la seule méthode pour les sédimentologues d’approcher la détermination de l’histoire sédimentaire des grains de quartz. Grâce à elle, on pouvait établir des comparaisons entre des échantillons, et avoir une idée de leur milieu de dépôt. Mais, selon Cailleux lui-même, la morphoscopie ne permettait pas dans la majeure partie des cas de déterminer leur histoire ancienne en cas de reprise (1), et les NU ne pouvaient être interprétés avec précision.

(1) Une reprise sédimentaire indique le remaniement d’un grain dans un (ou plusieurs) environnement(s) différent(s).

2.- L’ENDOSCOPIE des QUARTZ

Alors que certains scientifiques cherchent à déchiffrer l’histoire sédimentaire et le milieu de dépôt des grains de sable en explorant leur surface, d’autres tentent de décrypter les conditions de leur naissance en explorant leur intérieur.

En effet, la plupart des minéraux contiennent à leur intérieur de minuscules inclusions solides, liquides, gazeuses ou mixtes. Dans un grain de quartz d’un millimètre, il peut y en avoir des millions. Emprisonnées à l’intérieur des cristaux lors de la formation et de la croissance de ceux-ci, elles sont les témoins des conditions de leur naissance et de leur enfance.

On appelle endoscopie l’étude de ces inclusions.

L’endoscopie fut mise au point par le soviétique Iermakov, puis développée par Georges Deicha (1) (C.N.R.S., Université de PARIS) et Robert Clocchiatti (C.N.R.S., Université d’Orsay).

Cette méthode consiste à étudier au microscope optique, à des grandissements compris entre 10 fois et 1.000 fois, les inclusions contenues à l’intérieur des cristaux, après immersion de ceux-ci dans le baume du Canada.

L’endoscopie permet de déterminer avec une extrême précision l’origine des cristaux : ainsi les quartz automorphes d’origine volcanique se différencient-ils de ceux d’origine lagunaire également automorphes par la présence pour les premiers de bulles de gaz et pour les seconds de cristaux de sel, de grains de pollen, de baguettes de gypse, etc.

Il en va de même pour les cristaux xénomorphes (dont la forme originelle est irrégulière), qu’ils soient par exemple d’origine granitique (aiguilles de rutile et minéraux divers disséminés de façon anarchique) ou métamorphique (inclusions alignées selon les axes des pressions exercées sur la roche).

D’autres dispositifs permettent soit de congeler soit de chauffer progressivement les bulles fluides, en même temps que, l’oeil à l’oculaire, on observe leurs changements. On peut ainsi préciser, entre autres choses, la température à laquelle a cristallisé le minéral.

L’étude endoscopique d’un échantillon de sable permet par conséquent de déterminer les types de roches (volcaniques, granitiques, métamorphiques, néogenèses sédimentaires, etc.) dont proviennent les différents stocks constituant le sédiment.

(1) Membre du jury de thèse de doctorat de Troisième cycle de Le Ribault en 1973 et de celui de sa thèse de doctorat d’Etat en 1980.

3.- L’EXOSCOPIE des QUARTZ

Au M.E.B., un grain de sable représente ainsi une surface de plusieurs kilomètres carrés à explorer, parsemée de dizaines de milliers de micro-traces dont chacune est interprétable. Tout comme pour les êtres humains, il est mathématiquement impossible de trouver deux grains de sable en tous points identiques, mais tous portent en eux (inclusions) et sur eux (caractères exoscopiques) une multitude d’informations spécifiques concernant leur origine et chacun des épisodes de leur existence.

Quelques chercheurs avaient tenté de recréer artificiellement les conditions naturelles, et d’y tester le comportement des grains de sable pour étudier les modifications de leur surface en essayant de quantifier les vitesses de modification.

Ainsi, en 1966, H. J. Pachur , à l’aide d’un aspirateur ménager monté à l’envers, transforme-t-il des grains EL en RM en dix à soixante-quinze jours ; il démontre également que le frottement dans l’eau provoque la transformation inverse. (Pachur H. J. (1966).- Untersuchungen zur morphoscopischen Sandanalyse, Berliner Geogr. Abh., 35 pages)

En 1968, André Cailleux et H. E. Schneider publient des photographies de quartz éolisés artificiellement eux aussi, mais observés cette fois au microscope électronique à balayage . (Cailleux A. & Schneider H. (1968).- L’usure des sables vue au microscope électronique à balayage, Sc. Prog. Nat., 3395, pp. 92-94.)

En 1970, H. Harder & W. Flehmig démontrent expérimentalement que, même dans des solutions fortement sous-saturées en silice dissoute, celle-ci peut être adsorbée (adsorber : retenir des molécules libres à sa surface) par divers hydroxydes (fer, magnésium, aluminium, etc.) et conduire en quelques semaines à la néogenèse de cristaux de quartz . (Harder H & Flehmig W. (1970).- Quartsynthese bei tiefen Temperaturen, Geochim. Cosmochim. Acta, 34, pp. 295-305.)

On sait désormais que, dans les fleuves, c’est seulement au bout de 300 kilomètres que les NU deviennent des EL. L’expérimentation artificielle semble donc être une voie de recherche prometteuse, sur laquelle Loïc Le Ribault décide de s’aventurer.

La première partie du travail de recherche qu’il entreprend alors est consacrée à l’étude des quartz non-évolués, c’est-à-dire à ceux qui n’ont subi ni altération ni transport, tels que les quartz de néogenèse sédimentaire et certains quartz volcaniques. Mais ce type de cristaux ne constitue dans la majorité des cas qu’une infime proportion des constituants des sables détritiques. En effet, pour qu’un quartz quitte la roche mère dont il est originaire, il faut que celle-ci ait été soumise à des phénomènes d’altération. Aussi a-t-il ensuite étudié les quartz d’altérites et les quartz pédogénétiques : ceux-ci acquièrent en effet des caractères qui sont susceptibles de persister longtemps au cours de leur histoire sédimentaire postérieure, comme l’avait démontré H. E. Schneider en 1970, ceux-ci ne devant pas être confondus avec les traces d’origines diverses qui les affecteront par la suite.

La seconde partie des travaux consiste à étudier systématiquement à la loupe binoculaire, au microscope optique puis au microscope électronique à balayage plusieurs centaines d’échantillons prélevés dans des milieux actuels bien caractérisés et provenant du monde entier. Cette étude lui permet d’isoler des séries de caractères superficiels présents sur la majorité des quartz d’un environnement donné et de les comparer avec ceux décelés sur les grains d’autres milieux, en cherchant à expliquer les facteurs responsables de l’apparition de chacun de ces caractères.

Ensuite, l’étude de grains à évolution complexe mais parfaitement connue lui permet de constater que la plupart de ces caractères peuvent subsister et être identifiés, même lorsque plusieurs épisodes évolutifs ont succédé à celui au cours duquel ils étaient apparus. La modification de ces caractères et leurs relations avec les nouvelles micro-formes apparues au cours des évolutions plus récentes permettent de replacer dans leur ordre chronologique les divers épisodes vécus par les grains de sable au cours de leur histoire.

Mais il ne suffit pas que ces caractères superficiels soient déchiffrés sur les quartz actuels : encore faut-il qu’ils se conservent sur ceux immobilisés depuis longtemps dans les formations fossiles éventuellement grésifiées. Des études systématiques sur des sables meubles et indurés de tous âges géologiques ont permis de constater que c’était généralement le cas.

En ce qui concerne le problème de l’hétérogénéité des stocks constitutifs d’un sable, il utilise ensuite l’endoscopie (étude des inclusions), qui permet de différencier par exemple les quartz qui proviennent de granites, de rhyolites ou de certaines roches métamorphisées. L’endoscopie intervient donc comme étroit complément de l’exoscopie, puisqu’elle permet de remonter à l’origine de chacun des stocks constitutifs de l’échantillon, dont l’étude exoscopique retrace ensuite, étape après étape, l’histoire sédimentaire.

De 1970 à 1975, l’exoscopie est enfin soumise à des centaines de tests sur des échantillons tant actuels que fossiles, meubles ou indurés, en provenance du monde entier. Au cours de ces cinq années, et depuis maintenant plus de trente ans, elle n’a jamais été prise en défaut en ce qui concerne le diagnostic donné. Aussi peut-on considérer que cette technique est fiable. Toutefois, dans environ 5 % des cas (tous représentés par des grès à ciment siliceux), l’analyse n’a apporté aucun résultat à cause de l’épaisseur et de la résistance des néogenèses qui enrobaient les grains de quartz.

En 1971, Le Ribault a réuni plus de six cents clichés de grains de sable réalisés au M.E.B. Il peut interpréter certains microcaractères, mais pas la majorité. Surtout, il ne comprend par les règles qui régissent leur apparition ou leur modification.

Un beau jour, il classe les photographies selon l’origine des grains (fluviatiles, marins, glaciaires, etc.), puis étale chaque « famille » sur le plancher de la salle à manger.

Ensuite, grimpé sur une chaise, il se met à les contempler.

Cette observation immobile dure des heures.

Il constate que certains clichés vus ainsi de loin présentent des similitudes d’aspect, mais difficiles à définir.

Ce sont des orientations de lignes, de groupes de ponctuations, des escadrilles d’ovales, des amas de nébulosités, des éclats de luminosité.

Descendu de sa chaise, il classe ses nuages par catégories, puis se met à réfléchir.

Comment tout cela peut-il s’expliquer ?

Soudain, en un éclair, il comprend tout !

Eurêka ! Voici la clef de l’énigme !

C’est simple : tout n’est que question de concentration de silice dissoute dans l’eau, physique des chocs, polissage des histoires anciennes, exploitation des traces les plus vieilles par les nouvelles, activité des micro-organismes !

Il suffit désormais d’en définir les lois avec rigueur.

Car il lui reste tant de questions à résoudre :

  • Est-il possible de déterminer les conditions de sédimentation finale sur des quartz à évolution embryonnaire, c’est-à-dire sur lesquels les actions chimiques et mécaniques n’ont pas eu le temps de modifier la forme originelle ?
  • Les microformes observées dans les environnements naturels récents se conservent-ils sur les grains de sable fossiles ?
  • Est-il possible de déterminer chacune des évolutions des quartz à évolution complexe et, si oui, peut-on replacer ces épisodes dans leur ordre chronologique ?
  • Puisque la plupart des sables contiennent des stocks d’origine différente, est-il possible de différencier chacun de ceux-ci, tant en ce qui concerne son origine que son évolution propre ?
  • Comment passer de l’individu grain de sable à l’échantillon de sable ?
  • Dans quelle mesure l’exoscopie est-elle efficace ?
  • Peut-elle s’appliquer sans l’appui de méthodes d’analyses complémentaires ou se suffit-elle à elle-même pour donner un diagnostic fiable ?
  • Si oui, est-elle valable dans tous les cas, sur des échantillons de tous âges ?
  • Ou bien échoue-t-elle parfois ?
  • Si oui, sur quels types d’échantillons ?

Les amis du chercheur disparaissaient les uns après les autres : que voulez-vous faire d’amusant avec un type de 22 ans qui passe son temps derrière un microscope à observer des grains de sable ? Et puis à quoi ça sert ? Alors qu’il y a tant de choses intéressantes à faire dans les boîtes de nuit, dans les cinémas et sur les terrains de football ? Les sables, ça n’est vraiment utile que pour se rôtir au soleil sur les plages…

Mais c’est ainsi que naît l’exoscopie, officiellement définie comme la méthode de détermination de l’histoire sédimentaire des grains de sable par étude de leur surface au microscope électronique à balayage.

Le principe de l’exoscopie des quartz est simple : chaque environnement naturel est caractérisé par un ensemble de facteurs d’origines divers : physiques (Ex. : pression, température, etc. ), chimiques (Ex. : concentration de l’eau en silice dissoute, présence d’hydroxydes de fer, etc.), mécaniques (Ex. : chocs éoliens ou subaquatiques, frottements, phénomènes de broyage, etc.), biologiques (Ex. : bactéries, diatomées, etc.) , qui laissent à la surface des grains de quartz des traces de forme et de taille diverses caractéristiques des facteurs qui les ont générées. Lorsque les grains passent d’un environnement à un autre, ces traces sont exploitées de façon spécifique selon les caractéristiques du nouvel environnement.

L’exoscopie est basée sur l’identification puis l’interprétation de 250 caractères de base, sortes de lettres de l’alphabet qui permettent non seulement de déterminer avec précision le milieu de dépôt d’un grain de sable, mais même de retracer l’ensemble de son histoire géologique et, dans certains cas, son origine géographique exacte.